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Coiffée du disque solaire, les yeux flamboyants, la statue de la déesse Mout contemplait la reine Ahotep qui venait la remercier d’avoir protégé le temple de Karnak pendant l’orage dévastateur dont Thèbes se remettait avec peine.
Dès que la foudre s’était emprisonnée dans le sceptre d’or de la régente, les nuages s’étaient disloqués, la pluie avait cessé et le vent était tombé. Peu à peu, le ciel retrouvait sa sérénité, de nouveau illuminé par un soleil triomphant.
Héray rassemblait des volontaires pour effacer les traces du cataclysme. Seule arme efficace face au malheur : la solidarité. Traduction quotidienne de la déesse Maât, elle redonnait espoir aux victimes et décuplait l’efficacité de ceux qui leur venaient en aide.
Déjà riche de mille anecdotes, la légende de la reine s’embellissait de sa capacité à charmer Seth le violent et à capturer son feu ; mais Ahotep demeurait indifférente aux louanges, car elle voulait entendre le jugement de Mout. À la fois Père et Mère, Vie et Mort, l’épouse d’Amon accepterait-elle que le jeune Amosé devînt pharaon ?
Sans son assentiment, même les miracles seraient inutiles.
— Tu m’as toujours montré la voie à suivre, Mout. Amosé n’est pas seulement mon fils, il est aussi le futur pharaon. S’il n’en était pas ainsi, j’aurais cherché quelqu’un d’autre pour remplir cette fonction. Je suis persuadée que la fureur de Seth a été déclenchée par l’empereur des ténèbres afin d’empêcher le couronnement et non parce que Amosé est incapable de régner sur les Deux Terres. Mais peut-être suis-je dans l’erreur… Ton regard saura percer l’obscurité, toi qui ne m’as jamais menti. Amosé doit-il monter sur le trône des vivants ?
La statue inclina la tête vers l’avant.
Héray laissa ses cent kilos s’effondrer sur un solide siège bas. Son habituelle joie de vivre semblait altérée.
— Les dégâts sont considérables, Majesté. Il nous faudra plusieurs mois pour tout remettre en état et reconstruire le nombre de maisons nécessaire, sans oublier de bâtir à la hâte des logements de fortune.
— Le Trésor aidera les plus démunis, promit Ahotep.
— Il y a malheureusement des morts, dont plusieurs enfants.
— Chaque défunt sera inhumé rituellement, et je nommerai des prêtres du ka pour les faire revivre chaque jour.
— La base militaire a été gravement endommagée, révéla l’intendant Qaris. Malgré les efforts de nos marins, plus de la moitié de notre flotte a été détruite par l’ouragan.
— Que les charpentiers se mettent immédiatement au travail et qu’ils engagent un maximum d’apprentis. Jusqu’à ce que nous disposions d’une quantité suffisante de bateaux, les congés seront supprimés mais la paie doublée.
— Inutile de se voiler la face, précisa le chancelier Néshi : si les Hyksos attaquent, nous serons anéantis.
— Ils devront d’abord franchir l’obstacle que constituent nos troupes massées à la hauteur du Fayoum.
— Vous savez bien, Majesté, qu’elles ne parviendront pas à contenir une véritable offensive. Et reconstituer nos forces exigera du temps, beaucoup de temps.
— Le plus urgent, décréta Ahotep, c’est le couronnement du nouveau pharaon.
Pendant quelques jours, Thèbes décida d’oublier ses blessures, de ne pas songer au probable déferlement des Hyksos et de se consacrer aux cérémonies du couronnement dont la partie secrète se déroula dans le temple de Karnak. Le nouveau grand prêtre Djéhouty et l’Épouse de Dieu présidèrent au bon déroulement du rituel qui vit Amosé purifié par Horus et Thot, puis proclamé souverain de Haute et de Basse-Égypte par les déesses vautour et cobra.
Son premier acte de pharaon consista à offrir une statuette de la déesse Maât au dieu Amon, le principe caché, et à jurer d’observer sa vie durant la rectitude et la justice afin que les liens entre le divin et l’humain ne soient pas rompus.
Reconnu roi par acclamation, Amosé sortit du temple pour aller à la rencontre de son peuple. Le précédaient des porteurs d’enseignes symbolisant les provinces d’Égypte dont il devait être l’unificateur.
La voix d’Ahotep proclama les noms et les devoirs du nouveau pharaon qui succédait à Kamès.
— Amosé est celui qui rassemble le Double Pays, le fils d’Amon-Râ issu de son être, l’héritier auquel le Créateur a donné son trône, son véritable représentant sur terre. Vaillant, dénué de mensonge, il nous transmet le souffle de vie, fait rayonner la royauté, établit fermement Maât et répand la joie. Il est le support du ciel et le gouvernail du navire de l’État.
Tard dans la nuit, alors que la pleine lune brillait à la verticale du temple et que la ville résonnait encore des bruits de la fête, un petit garçon de dix ans se remémorait chacune des paroles prononcées par sa mère. Balançant entre la crainte et la fierté, il venait de comprendre que son existence ne ressemblerait pas à celle des autres hommes et que, peu à peu, la fonction royale s’emparerait de tout son être.
Stèles et statues égyptiennes détruites ou dénaturées, Apophis profitait pleinement des peintures de Minos, l’artiste crétois qu’il venait de convoquer, plongeant Venteuse dans l’angoisse. Redoutable séductrice, la jeune sœur de l’empereur attirait dans son lit les dignitaires soupçonnés de ne pas approuver sans réserve la politique d’Apophis. Après avoir obtenu des confidences sur l’oreiller, Venteuse les dénonçait. Et les traîtres étaient condamnés au labyrinthe.
Croqueuse d’hommes, la superbe Eurasienne avait vécu un véritable bouleversement en tombant amoureuse de Minos. Sans cesser de jouer son rôle d’espionne, elle demeurait éprise du Crétois dont elle connaissait pourtant l’inavouable secret : prêt à tout pour regagner son pays, il complotait contre l’empereur.
Venteuse avait failli révéler la vérité au maître des Hyksos, mais c’eût été condamner son amant à une mort atroce.
Pour la première fois, elle refusait de servir l’empereur.
Mais ne finirait-il pas par la percer à jour ? Quand il la regardait, elle avait l’impression d’être prisonnière d’une toile d’araignée où elle se débattait en vain. Lorsqu’il l’aurait décidé, Apophis dévorerait ses proies, Venteuse et son amant crétois.
Pour l’heure, il s’entretenait avec Minos.
Angoissée, la jeune femme redoutait le pire. L’empereur pouvait faire torturer le peintre, le déporter, le jeter dans le labyrinthe ! Ensuite, ce serait son tour. Ce « frère », tellement plus âgé qu’elle, l’avait toujours terrorisée, bien qu’elle fût l’une des rares personnes, sinon la seule, à pouvoir s’adresser à lui avec une certaine désinvolture.
Mais Venteuse ne se faisait aucune illusion : le jour où elle ne serait plus utile à Apophis, il l’offrirait en pâture à ses officiers ou, pis encore, aux deux femmes qui la haïssaient, l’« impératrice » Tany et Yima, l’épouse du Grand Trésorier.
Venteuse serait incapable de justifier son silence. En tant que comploteur, Minos aurait dû être exécuté. Et ce n’était pas en parlant d’amour à l’empereur qu’elle pouvait espérer la moindre clémence.
Impossible d’imaginer une vie sans Minos. Dans le monde cruel et pervers où elle surnageait, il incarnait l’innocence et la vraie passion, dépourvue d’ombres et de calculs. Peintre de génie, amant sincère, il lui offrait un bonheur inespéré.
Quelles que soient les conséquences de son attitude, elle protégerait Minos. Mais était-il encore vivant ?
Venteuse dédaignait la drogue qui circulait dans la capitale et faisait la fortune de Khamoudi, ce parvenu prétentieux dont l’avidité n’avait d’égale que la cruauté. Aussi dépravé que son épouse à moitié folle, il ne se distrayait qu’en infligeant les pires sévices à de jeunes esclaves. Mais il restait le bras droit de l’empereur.
La porte de la chambre s’ouvrit.
— Minos, toi, enfin ! Tu es si pâle… Que t’a demandé Apophis ?
— Des griffons… Il veut que je peigne des griffons de part et d’autre de son trône, comme au palais de Cnossos ! Ainsi, il deviendra invulnérable.
Au bord du malaise, le peintre ne pouvait avouer à sa maîtresse qu’il avait cru sa dernière heure arrivée.
Même dans les bras de Venteuse qui s’offrait à lui avec fougue, le Crétois se sentait encore prisonnier du regard glacial d’Apophis.
Il savait.
L’empereur savait, il s’amusait avec sa proie. Les griffons seraient probablement la dernière œuvre de Minos.